Digitalisation
des moyens de paiement : cas de la police, mieux vaut inciter que
contrôler
Pendant que les économistes
hétérodoxes à la suite de John Maynard KEYNES (1936) soutiennent que les agents
économiques baignent dans des situations d’incertitude radicale – c’est-à-dire des
situations d’incertitude non probabilisable – les économistes orthodoxes à
l’image de Frank Knight (1921) pensent que les agents économiques évoluent plutôt
dans des situations d’incertitude probabilisable ou risque.
Il
y a incertitude et il y a incertitude
L’incertitude qu’elle soit radicale
ou qu’elle soit probabilisable (ou risque) est unanimement acceptée par les
économistes de tous les bords comme faisant partie des éléments à prendre en
compte dans les analyses économiques. D’ailleurs, les conclusions de l’économie
positive à ce sujet sont formelles. L’existence de l’incertitude n’annihile
point la marche de l’économie vers l’efficacité productive ! Mais comme le
dirait l’autre, le diable niche dans les détails. En réalité, toutes les
situations d’incertitude ne se valent pas d’un point de vue purement
économique. Certains types d’incertitude peuvent sérieusement perturber
l’efficacité productive de l’économie.
Si l’incertitude ne handicape pas le
fonctionnement normal des activités économiques, il s’agit bien évidemment des
situations où l’incertitude est uniformément répartie entre les agents
économiques. Ce qui supposerait qu’aucun agent ne dispose un avantage
informationnel sur un autre. Dans une telle situation, tous les agents évoluent
dans un contexte où l’information qu’ils détiennent est incomplète pour tout le
monde. L’information qui manque aux uns manque exactement aux autres. Si sur le
marché du miel, tous les agents (acheteurs et vendeurs) savent qu’il existe sur
ce marché des miels de bonne qualité et de mauvaise qualité dans des
proportions connues respectivement 60% et 40% par exemple. En plus, aucun agent
en face d’une quantité de miel ne peut déterminer la qualité (bonne ou
mauvaise). Sur un tel marché il y a incertitude mais uniformément repartie (car
tous les agents baignent dans le même contexte informationnel incomplet mais
uniformément réparti). Donc, ce marché fonctionnera efficacement d’un point de
vue économique même si ceux qui auront la malchance d’avoir une part des 40%
des miels de mauvaise qualité auront des regrets (heureusement que le regret ne
rentre pas en ligne de compte dans la détermination de l’efficacité économique !)
A supposer maintenant que sur ce
marché, les vendeurs connaissent précisément la qualité de leur miel (bonne ou
mauvaise) mais pas les acheteurs. Dans cette configuration, l’incertitude
existe sur le marché mais elle n’est plus uniformément répartie. Les vendeurs
de miel détiennent des avantages informationnels sur les acheteurs ! Chaque
vendeur connaît la qualité de son miel. Une telle incertitude n’est point
favorable à l’efficacité économique. Et c’est cette forme d’incertitude qui est
nocive à l’économie qui est appelée asymétrie d’information ou information
privée.
La détention de l’information privée
– ou asymétrie d’information – peut être relative aux caractéristiques cachées
des biens ou services ou des agents dans de tels cas, les économistes parlent d’anti sélection (comme sur notre
marché de miel hypothétique) ; si elle est relative à des comportements
cachés (comme les efforts que peuvent fournir les vendeurs pour offrir du miel
de bonne qualité), les économistes disent qu’il y a aléa moral.
Ces deux formes d’asymétrie
d’information sont analysées par deux principales théories. La théorie du
marché des « citrons » ou marché des voitures d’occasion développée
par George Akerlof (1970) prend en charge les problèmes d’anti sélection.
Tandis que la théorie de l’agence développée en 1976 par Michael C. Jensen et
William H. Meckling s’intéresse à l'aléa moral.
La théorie de l’agence ramène le traitement
des situations d’aléa moral à la relation qui existe entre un Principal qui
confie l’exécution d’une tâche à un Agent.
Digitalisation
des moyens de paiement et théorie de l’agence au Mali
La digitalisation est le procédé qui
vise à transformer un objet, un outil, un process ou un métier en un code
informatique afin de le remplacer et le rendre plus performant. https://www.alphalives.com/digitalisation.
Le vendredi 19 juillet 2024, la
digitalisation de certains moyens de paiement a été lancée au Mali. Dorénavant,
les maliens peuvent payer certaines prestations rendues par les administrations
publiques en utilisant le système mobile money. Ces prestations sont les frais
de cartes d’identité, les frais liés à l’octroi des actes d’Etat civil. Et
aussi le paiement des contraventions qui sont exécutées par la Police
Nationale.
La prise en charge du recouvrement
des contraventions par la Police Nationale (idem pour le recouvrement des frais
liés à l’octroi des actes d’Etat civil par les agents municipaux) génère des
situations d’asymétrie d’information. Dans ce processus de digitalisation des
paiements des contraventions, toute l’efficacité du recouvrement reposerait
principalement sur les épaules des policiers une fois que toute la matrice de
recouvrement au plan technique est mise en place. Ce cas précis des paiements ne
se traduisant pas par « zéro contact » entre les usagers et les
policiers constitue logiquement une situation d’aléa moral. Les policiers ont
normalement un avantage informationnel (information privée) sur les autres
acteurs par rapport aux difficultés encourues lors de l’exécution de cette
tâche et bien d’autres éléments. Du coup, le comportement des policiers devient
crucial dans l’atteinte de l’objectif d’efficacité assigné ! C’est dans un
tel contexte d’asymétrie d’information que les préceptes de la théorie de
l’agence deviennent opportuns.
Le Principal (les plus Hautes
autorités) confie à l’Agent (la Police Nationale) l’exécution d’une tâche (le
recouvrement des paiements des contraventions infligées). Alors, que doit faire
le Principal pour que l’Agent aille exactement dans son sens de
l’efficacité ?
D’emblée, la théorie de l’agence invalide
la thèse de l’application de la contrainte ou de la coercition à l’égard de
l’Agent. Par contre, le Principal doit mettre en place des mesures incitatives
poussant l’Agent à lui mettre à sa disposition toute l’information privée qu’il
détient. Dans cette dynamique, la théorie suggère comme solution idéale la
franchise. C’est-à-dire que le Principal doit laisser à l’Agent toutes les
recettes supplémentaires que ce dernier acquiert à la suite de tout effort
supplémentaire fourni quand ce dernier inflige des contraventions au
contrevenants. D’aucuns pourraient s’exprimer qu’une telle mesure est
ultralibérale. Ils peuvent renchérir que nous ne sommes pas au pays de Javier
Milei et que d’ailleurs la mise en œuvre effective d’une telle solution est
quasiment impossible. Pardi ! Mais, la théorie garde toutes ses intuitions
bienfaisantes ! A défaut d’être dans une stricte application des
conclusions de la théorie de l’agence, le Principal doit tout mettre en œuvre
pour inciter l’Agent afin de le pousser à agir dans son sens. Et pour cela, je
propose la mise en place d’un pourcentage que l’Agent récupère sur chaque
paiement de contravention réellement effectué. La mise en place d’une telle
mesure incitative soulève d’autres questions telles que : quel est le
niveau optimal d’intéressement que le Principal doit laisser à l’Agent ?
Comment se fera le partage de ce montant entre les différentes composantes de
l’Agent (la Police Nationale) ? Je pense sincèrement que si le Principal veut
atteindre l’efficacité dans les paiements des contraventions il doit songer à
la mise en place de mesures d’incitation appropriées si elles ne sont
effectives.
Le « patriote » peut s’insurger contre de telles dispositions en proférant ses litanies préférées comme « mais l’Agent à un salaire non ? il doit avoir pitié de ce pays bon sang ! il est même déjà beaucoup payer pour le peu de travail qu’il exécute ». Ce même « Patriote » une fois confronté à la réalité de la circulation Bamakoise, et à supposer qu’il ait commis l’infraction suivante : « Non-respect du sens imposé à la circulation » et devant payer 2.500 F CFA (art. 10 décret 99-134) et qu’il propose 1.000 F CFA pour échapper à l’application « patriotique » de la loi ! Dans une telle situation que doit faire l’Agent ? Le « patriote » qui ne vit plus dans le virtuel n’est plus qualifié pour demander à l’Agent l’application de loi ! C’est en ce moment qu’il comprendra que « le patriotisme » est important, mais savoir que le monde réel est soumis à des forces naturelles importantes dont l’une d'elles se nomme aléa moral doivent aussi être prises en compte pour atteindre les objectifs fixés.
3 commentaires:
L'analyse est parfaite Professeur rien à ajouter. Ce qui dise que les théories n'ont économique n'ont rien à avoir avec notre réalité voilà un exemple concret qu'il faut prendre en compte dans cette situation
Tout à fait d'accord avec Vous.
Je crois que vous avez tout résumé professeur,
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