Retrait du Mali de la CEDEAO : un choix cornélien ?

La fin des années 1970 a été marquée par l’essoufflement des doctrines keynésiennes d’une part et le renouveau des idées de l’orthodoxie économique d’autre part. Le triomphe de l’idéologie orthodoxe a atteint son climax un 9 novembre 1989 avec la chute du mur de Berlin. Au cœur de cette idéologie y figure en bonne place la prééminence du marché comme moyen d’organisation des activités économiques sur toutes les autres formes d’organisation. Le rattachement des orthodoxes à cette idée de suprématie du marché s’appuie sur l’intuition irréfutable soutenant que « l’échange est profitable à tous ». Une telle idée renvoie à la conception selon laquelle – sauf en situation de défaillance de marché – seul le marché est capable d’allouer les ressources d’une économie de manière efficace (maximum de production au minimum de coût).

Vertus du libre-échange et intégration des économies

C’est en s’appuyant sur ces prémisses et en les étendant aux différents territoires que l’économie orthodoxe a toujours prôné le libre-échange entre les nations (opposé au protectionnisme). Dans le but de pouvoir bénéficier de toutes les vertus que peut impliquer le libre-échange, les différents pays du globe ont pour certains entretenu des accords bilatéraux ou multilatéraux de libre-échange ou ont créé des zones de libre-échange (Ceta, Accord commercial UE-Colombie-Pérou-Équateur, Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), Mercosur etc.). D’autres ont poussé le bouchon jusqu’à la création de zones économiquement intégrées (Union Européenne (UE), Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC), Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), etc.). En optant pour cette dernière forme de coopération économique, les pays adjoignent à la libre circulation des marchandises et des services, une liberté de circulation sans entrave majeure entre zones concernées des capitaux (les actifs) et des hommes (le travail). Dans une telle perspective, les trois marchés réels sont soumis aux règles de la compétition. Et ces trois marchés dans ces conditions expriment dans sa quintessence la maxime orthodoxe du « laisser faire, laisser passer ».

Comment le libre-échange s’est imposé dans les débats économiques ?

Adam Smith dans sa Richesse des nations (1776) a invité les pays à participer au libre-échange pour tous les produits pour lesquels ils enregistrent des avantages absolus en termes de production. C’est-à-dire qu’un pays doit toujours produire et vendre à l’étranger tous les produits qu’il peut produire mieux que les autres pays. L’erreur de cette théorie résidait dans le fait que les pays qui ne bénéficient d’aucun avantage absolu dans la production ne peuvent pas participer au commerce international.

En 1817, c’est David Ricardo corrigeait l’insuffisance de la théorie smithienne dans son livre « Principes de l’économie politique et de l’impôt ». Il y a prôné la théorie des avantages comparatifs. Cette théorie a mis l’accent sur la valeur-travail. Après avoir introduit la méthode hypothético-déductive en économie, cet auteur démontrait que la participation au commerce international ne devrait pas requérir des avantages absolus mais plutôt des avantages relatifs en termes d’écart de productivité. Ce qui suppose que chaque pays doit participer au libre-échange en produisant les produits dont la production exige le coût d’opportunité de production le plus faible, en d’autres termes, produire des produits dans lesquels le pays est le moins mauvais par rapport aux autres pays. Dans une telle perspective, chaque pays ne participera au libre-échange qu’en vendant les produits pour lesquels il réalise l’écart de productivité le plus élevé comparé aux autres pays.

A la suite de D. Ricardo, et durant près de trente (30) ans, le peaufinage de la théorie des avantages comparatifs s’est poursuivi avec la prise en compte d’autres facteurs au lieu du travail seul. D’abord avec E. Heckcher (1919) qui a institué la théorie des dotations factorielles. Cette théorie intimait aux pays de participer au libre-échange par l’offre de produits exigeant l’utilisation de facteurs relativement abondants sur leurs territoires. A sa suite, en 1933, B. Ohlin abondait dans le même sens, en soutenant que le libre-échange doit prendre place entre pays autour de produits comportant de facteurs proportionnellement importants dans chaque pays.

P. A Samuelson, en 1948 défendait le mérite du libre-échange en s’appuyant sur les travaux précédents de Heckcher et Ohlin pour établir son théorème d’égalisation des prix des facteurs de production (Travail, Capital, terre…) pour tous les pays participant au libre-échange. Ce qui a conduit en définitive à l’appellation du modèle générique incorporant les initiales des noms de familles des trois auteurs successifs à savoir « le modèle HOS ».

L’incapacité du modèle HOS à expliquer de manière satisfaisante et définitive les évolutions du commerce international couplée à l’existence de données statistiques abondantes à partir des années 1960 – les avantages comparatifs peuvent être créés par les pays, des pays échangent en ayant des dotations factorielles comparables, les prix des facteurs ne s’égalisaient pas toujours entre pays etc. – a conduit à d’autres analyses cherchant à expliquer le « nouveau pourquoi du comment » du nouvel environnement du commerce international.

Des auteurs, et spécifiquement P. Krugman vont amender certaines hypothèses de l’économie orthodoxe du commerce international (en introduisant la concurrence monopolistique, les économies d’échelle, la différenciation des produits) pour montrer que « les échanges sont profitables à tous ». Car ils permettent aux différents pays d’avoir plus de produits et plus de variété de produits de meilleure qualité et à des prix bas. L’auteur en concluait que la spécialisation (contrairement aux précédentes théories) peut être « le fruit d’accidents historiques » qui peut être induite par des choix politiques soutenus par les économies d’échelle.

Mobilité : des biens, des capitaux et des hommes du Mali

Il ressort de la mini présentation faite supra sur l’évolution des théories du libre-échange que tous les auteurs convergent vers la même conclusion à savoir que les « échanges sont profitables à tous » ou dit autrement, le «  laisser faire, laisser passer » mis en œuvre entre pays améliorent la taille et la qualité du « gâteau » pour tous les pays participants ! Partant de ce constat, et pour être dans l’air du temps, il me semble opportun d’analyser les éventuelles conséquences du retrait du Mali de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) sur la taille de son « gâteau » ?

Le Mali en se retirant de la CEDEAO se retire de facto des accords de libre-échange qui le lient sur le plan économique aux autres pays de cette zone. Ce retrait met fin aux mouvements sans entrave des biens et services, des hommes (travail) et des capitaux (actifs) entre les pays restés au sein de la communauté et le Mali.

La connexion économique du Mali aux pays de la CEDEAO peut se faire par un premier canal à savoir les échanges des biens et services (exportations et importations). Les exportions maliennes des biens ont culminé en 2021 à 2.693,8 milliards de F CFA (voir BCEAO, Balance des paiements et position extérieure globale). Près de 80% de ce montant sont apportés par l’or non monétaire, suivi par l’exportation des produits alimentaires avec 199 milliards (7,38%), la fibre de coton et les animaux vivants fermant la marche avec respectivement 5,81% et 5,17% du montant total.

Les deux principales destinations de ces exportations sont dans l’ordre l’Afrique et le l’Europe avec respectivement 45,5% et 35,4% et l’Asie occupait la 3ème marche du podium à avec 11,5% des montants des exportations totales maliennes des biens. Un examen approfondi des zones de destination permet de constater que l’Afrique du Sud occupe le peloton de tête avec 42,5% des exportations maliennes des biens (avec l’or non monétaire) à destination de l’Afrique (soit 905,2 milliards). En deuxième position figurent les pays de l’UEMOA avec 10,6% du montant total (Animaux vivants, produits vivriers). Les autres pays de la CEDEAO ont enregistré 0,9% des exportations totales maliennes des biens. Quant au Niger et le Burkina-Faso, ils captaient à la même date respectivement 0,9% et 1,5% des exportations totales maliennes de biens.

La principale destination européenne des exportations maliennes de biens en 2021 a été la Suisse avec les montants liés à la vente de l’or non monétaire pour 866 milliards (soit 91% des exportations destinées au continent européen). La France, la Belgique, l’Allemagne, l'Italie et les Pays-Bas captaient ensemble 86,6 milliards des montants avec les achats auprès du Mali du Coton, des fruits, des peaux et cuirs et de l’or (avec 8,6% du total européen).

En Asie, la Chine, l'Inde et la Thaïlande en achetant la fibre de coton au Mali ; Dubaï, et les Émirats-arabes unis avec l’or non monétaire se partageaient 309,4 milliards de F CFA.

Les importations représentent l’autre face de la connexion économique du Mali au reste du monde quand il s’agit des biens et services. Elles ont été estimée à 3.491,6 milliards soit 32,9% du PIB malien de 2021. Les principaux postes de dépenses de cette face sont : les produits énergétiques pour 750,6 milliards (26,2%) ; les biens d'équipement pour 635,7 milliards (22,2%) ; les matières premières et des biens intermédiaires pour 635,44 milliards (18,2%) ; les produits chimiques et pharmaceutiques pour 387,5 milliards (11,1%) les produits alimentaires pour 479,2 milliards (16,7%) et 43,6% de ces dernières dépenses sont formées par les importations de céréales.

Les pays de provenance des importations maliennes sont ceux de l’UEMOA avec 45% du montant total. Les autres pays de la CEDEAO ont fourni en 2021 2,5% des importations totales maliennes. Spécifiquement, le Sénégal et la Côte d’Ivoire sont les principaux pays de provenance de l’UEMOA avec respectivement 20,3% et 16,9% des importations maliennes sur la période indiquée. Le Niger et le Burkina-Faso se sont occupés de 2,8% et 2,2% des importations en qualité de pays de provenance. La deuxième zone de provenance des importations maliennes après le Sénégal est l’Asie avec 24,1% des importations totales de biens faites par le Mali en 2021. La Chine avec ses 15% de ce montant a occupé la première place des pays de provenance des importations maliennes pour ce continent. L’Europe a occupé la 3ème place des zones de provenance des importations maliennes avec 19,3% (soit 674,3 milliards). La part de la France dans ce montant a été de 6,5% en 2021. Pendant que la Russie fournissait 1,4% des importations.

Une analyse des données des exportations du Mali soutient que ce pays et conformément aux descriptions de la théorie des dotations factorielles s’est spécialisé dans les exportations de l’or non monétaire, des produits vivriers (légumes et autres), la fibre de coton et les animaux vivants. Et toujours en phase avec les prévisions de la même théorie, les importations ont porté principalement sur les produits énergétiques, les équipements et pharmaceutiques.

En termes de destination des exportations maliennes, les données valident cette même théorie ; ce qui explique le faible niveau des exportations intra-communautaires de l’or non monétaire (qui représente près de 80% du montant des exportations) car tous les pays ou près en sont pourvus. Cette faiblesse dans les transactions intra-communautaires transparaît clairement dans les données. L’UEMOA n’a exporté que 10,6% des produits maliens et les autres pays de la CEDEAO n’ont exporté que moins de 1%. Quant aux importations, l’UEMOA en 2021 représentait 45% et les autres pays de la CEDEAO 2,5%. Ces données de 2021 confirment que le Mali via le canal de la transaction des biens (exportations et importations) est faiblement intégré aux pays de l’UEMOA et quasiment pas intégré aux autres pays de la CEDEAO.

Le second canal de connexion du Mali aux autres pays de la CEDEAO se fait par le mouvement des capitaux (actifs physiques, financiers et monétaires). En 2021 les mouvements de capitaux (investissements directs, investissements de portefeuille et autres investissements) présentaient une entrée nette de 657,8 milliards.

Les investissements directs étrangers ont atteint à cette date 323,8 milliards. Les principaux pays investisseurs ont été l'Australie (spécifiquement dans les mines), le Canada, les Émirats arabes-unis, les Îles vierges britanniques, le Sénégal et la France. La part des pays de l’UEMOA dans ces investissements représentait 13,9% (soit 49,2 milliards).

Les investissements de Portefeuille ont été estimés à 392,9 milliards en 2021. Ils sont composés par les opérations du Trésor sur le marché des titres publics (émissions d'obligations et de bons du Trésor). En 2021, près de 61% des actifs financiers sont détenus par des non-résidents hors zone UEMOA et zone Euro. Les résidents de la zone UEMOA en détenaient à la même date 36,2%.

Un examen de ce second canal de connexion conduit à trancher qu’à l’image du premier, le Mali est faiblement connecté à la zone UEMOA quand le projecteur reste braqué sur la mobilité des capitaux. Par contre, il semble que sur ce plan de la mobilité des capitaux, que ce pays n’est presque pas connecté aux autres pays de la CEDEAO.

Le troisième canal de connexion entre le Mali et les autres pays de la CEDEAO passe logiquement par la mobilité des hommes (le travail). Selon les données du site Internet OECD iLibrary, « Les estimations les plus récentes font état d’environ 1,3 million émigrés maliens résidant dans le monde en 2020. Plus de 80 % d’entre eux résideraient en Afrique de l’Ouest, soit environ 1 million d’émigrés. Les principaux pays de destination des émigrés maliens sont la Côte d’Ivoire et le Nigéria. La Mauritanie, le Niger, la Guinée et le Burkina Faso sont également des destinations importantes des émigrés maliens en Afrique. » Le site Internet https://www.casademali.org/fr/mali/la-diaspora-malienne/ précise que « L’émigration du Mali s’est surtout dirigée vers la Côte d’Ivoire, où vont 41,29%, suivie de loin par le Nigeria, les 13,34%, et la Mauritanie, les 8,56%. »

Ces données implacables sur l’émigration malienne prouvent suffisamment que contrairement aux deux précédents canaux de connexion du Mali à la CEDEAO, via ce canal, l’intégration du Mali à ladite communauté est réelle et à l’UEMOA et à la CEDEAO.

L’intégration économique du Mali à la CEDEAO semble ne pas être significative quand elle est mesurée par les canaux des échanges des biens et des capitaux. Car pour le premier canal, les montants sont inférieurs à 1% quand on considère les exportations et moins de 3% pour les importations ; et quasiment nuls pour le second après avoir évidemment isolé les parts imputables aux pays de la zone UEMOA.

Il ressort des données (sur les exportations et les importations de biens) présentées supra que le Mali enregistre plus d’activités (exportations et importations de biens) avec le Niger et le Burkina-Faso que les autres pays de la CEDEAO non membres de l’UEMOA.

Le canal par lequel l’intégration du Mali semble être moins contestable est celui de la mobilité des hommes. En prenant en compte ce canal, le Mali est « intimement » lié aux pays de la CEDEAO car cette zone accueille près de 80% des émigrés maliens.

Un retrait du Mali de CEDEAO peut ne pas significativement impacter la mobilité des biens et des capitaux mais peut sérieusement mettre en difficulté la mobilité des hommes, donc du travail. Est-ce que un repli des déplacements consécutif à ce retrait ne va-t-il pas exacerber le chômage des jeunes dans la mesure où l’émigration malienne est majoritairement masculine ?

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